Un avenir partagé, un passé partagé ?
Foto: © Bianca Goyens
Yazının Türkçe versiyonu:Ortak Gelecek, Ortak Geçmiş?
Nederlandse versie van dit artikel: Gedeelde toekomst , gedeeld verleden?
“Maintenant c’est à propos de toi, hein Mehmet?” Je n’avais pas de mauvaise intention mais cela n’a pas rendu le silence plus supportable par la suite. Je venais de parler avec conviction du XVIe siècle, en évoquant le sultan ottoman Soliman le Magnifique. La minute suivante, je regardais Mehmet, un enfant de dix ans au visage rouge, qui faisait le raccourci suivant dans sa tête : “Selon le professeur, maintenant, il s’agit de moi, donc tout le reste ne me concerne pas”.
C’est comme ça qu’on simplifie abusivement les choses.
C’est la rapidité avec laquelle on refuse à un enfant l’accès à son passé, ou plutôt à notre passé commun. Car, quoi que l’enseignant puisse penser ce jour-là au musée, Mehmet est aussi concerné par l’histoire de cette ville et de ce pays qu’elle et tous les autres enfants de la classe. A combien de générations encore allons-nous refuser l’accès à ce passé, sur la base de leurs prénoms ?
Oh, comme nous aimons tracer des lignes et construire des compartiments dans ce pays… Les régions et les communautés, nous contre eux, les allochtones contre les “multilingues”, les métis et les flamands, les immigrés contre les autochtones. Notre passé n’est pas différent : “Ceci est votre héritage et ceci est le mien”. Une histoire pour la Wallonie, une pour la Flandre, une autre encore pour Bruxelles. L’histoire de “leur” communauté, l’héritage de cette culture. Chacun dans son coin.
Lorsque j’ai publié ma première publication “La Turquie sur la Lys” en 2014, sur l’histoire des migrations turques à Gand, la question la plus fréquemment posée n’était pas “qu’avez-vous découvert?”, mais plutôt “d’où vient cet intérêt ? Les gens ne comprenaient pas pourquoi je voulais (en tant que non-turque) écrire “sur les Turcs”. Et quand j’ai répondu que le livre ne parlait pas du tout des “Turcs”, mais de l’histoire de notre société, de la ville, du pays, beaucoup de gens ont trouvé cela difficile à accepter. Dans notre vision soigneusement compartimentée du passé, l'”histoire des migrations” est stockée dans un compartiment complètement différent de l'”histoire de notre pays” : ça c’est “notre” histoire et ça c’est “leur” histoire.
Combien de temps allons-nous continuer ainsi ? Combien de temps encore allons-nous penser que la migration est un “problème actuel et récent” qui ne nous concerne pas ? Combien de temps encore pouvons-nous rejeter l’histoire de la migration comme étant “l’histoire de l’autre” ? Écrivez-moi l’histoire d’Anvers, de Bruxelles, de Liège ou de Charleroi sans migration. Essayez d’écrire l’histoire de la migration turque sans évoquer les négriers de la construction, les prêtres et les travailleurs sociaux flamands.
Personne ne niera certainement que cette société super-diversifiée existe depuis plus longtemps qu’aujourd’hui et qu’elle a donc un passé ? Et tout le monde est conscient que, sans connaître son passé, on ne peut envisager l’avenir. Néanmoins, dans ce pays, où nous pourrions facilement peupler une petite ville avec des gens qui sont payés à plein temps pour construire notre “avenir commun”, seule une poignée de personnes s’intéresse aux fondations : notre passé commun. Dans les pays voisins, de grandes institutions de recherche, des musées et des organisations se consacrent à l’histoire des migrations. Mais ici, c’est le statu-quo pour l’instant.
Pour l’instant, car partout, ces dernières années, les gens revendiquent une place dans le passé commun de notre société. C’est ce dont je veux vous parler sur cette page : des merveilleuses histoires que ces personnes font remonter à la surface et des cadavres qui tombent du placard dans le processus. Car s’il y a des gens qui chérissent l’illusion que l’histoire des migrations de ce pays peut être racontée comme une histoire univoque et aseptisée, qu’ils se préparent à être déçus.
L’histoire des migrations de ce pays est à la fois aigre-douce et amère. Elle est douloureuse et amusante, mais surtout pertinente pour quiconque veut comprendre notre société actuelle. Après plus de cinquante ans de migration de main-d’œuvre, il est temps de faire face à cette situation. Pas seulement pour Mehmet et ses copains, mais peut-être encore plus pour son professeur. Car, quoi qu’elle en pense, elle a autant à voir avec cette histoire que Mehmet et tous les autres enfants de la classe.
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