La genèse d’une passion
- Dans ce petit texte, je voudrais partager avec vous mon expérience d’apprentissage du turc, ou en d’autres termes mon odyssée linguistique qui m’a mené de Bruxelles à Ankara. En effet, c’est bien en suivant la trace des mots que je me suis retrouvé à vivre en Turquie. A l’instar de celui d’Ulysse sur la mer vineuse, le périple qui devait me ramener chez moi ne fut pas exempt d’écueils ni de périls divers. « Me ramener chez moi » ? D’aucuns objecteront sans doute qu’à l’inverse de l’homme aux mille tours, ce périple ne m’a pas ramené chez moi, mais m’a mené complètement ailleurs.
Mais revenons au commencement, quand « le ciel bleu et la terre ocre furent créés et qu’entre eux l’homme aussi fut créé », au commencement donc il y avait, pour l’adolescent que j’étais, l’Europe, puis juste un peu plus loin l’Asie et le commencement de l’Asie, c’était la Turquie. Même si avec le recul, on se rend compte de l’absurdité de ce genre de définitions géographiques, il n’en demeure pas moins qu’elles portent en elles une grande charge fantasmatique. D’ailleurs, pour sa promotion touristique, ne présentait-on pas la Turquie comme un pont entre l’Europe et l’Asie, ou encore comme une tête de cheval s’avançant vers la Méditerranée. Ne disait-on pas qu’Istanbul était à cheval (précisément) entre deux continents et que d’une des rives du Bosphore, on pouvait contempler l’ombre de ce continent gigantesque avec tout ce qu’il recelait dans son obscurité assoupie de fantasmes et de mystères. C’est d’ailleurs cette accumulation de fantasmes et de clichés qui fait le lit de l’orientalisme, le fantôme de Pierre Loti n’étant jamais loin quand on évoque Istanbul auprès d’un occidental un tant soit peu cultivé.
Le pays juste après la Grèce.
Quoi qu’il en soit, pour l’adolescent que j’étais quand j’ai découvert pour la première fois la Turquie, la Turquie c’était le pays situé juste après la Grèce et la Grèce, on connaissait, c’était nous, le berceau de notre civilisation. C’était du moins ce qu’on nous avait appris au cours de nos études gréco-latines au lycée. Alors si la Grèce c’était nous, la Turquie c’était « eux », c’est-à-dire l’autre, tant du point de vue de la langue que de la religion ou de la civilisation. J’ai depuis eu le temps de corriger mon jugement, mais passons.
Me voilà donc, adolescent de 15 ou 16 ans à accompagner mes parents dans leurs voyages en Turquie. Nous y sommes allés trois fois de suite. La première fois, nous nous sommes contentés de visiter Istanbul et la région d’Izmir. La deuxième et troisième fois, l’Anatolie centrale et également la côte méditerranéenne.
Quelque chose m’a « parlé »…
J’ignore pourquoi, et je confesserai que jusqu’à présent, je n’ai pas encore résolu ce mystère, mais quelque chose m’a « parlé » au cours de ces voyages. Etait-ce l’immensité des paysages inondés de soleil déroulant leurs ondulations jusqu’à l’horizon ? La langue si étrange et exotique pour des oreilles occidentales, les noms singuliers des villes et des villages ? L’accueil chaleureux des gens dans la rue et partout où nous allions, le soin qu’ils mettaient à essayer de nous aider pour trouver un hôtel, les monuments que nous visiterions le lendemain, un endroit où manger. Cette Turquie d’il y a 25 ans existe-t-elle toujours ? Je n’en suis pas sûr. A-t-elle d’ailleurs jamais existé autre part que dans mes rêves ?
Bref, je rentrai de ces voyages enchanté au sens propre. Dans un coin de ma tête naissait ce désir d’en savoir plus sur ce pays, sa langue et sa culture. Cependant, les circonstances de la vie firent que mon projet de m’intéresser davantage à la Turquie resta en gestation une dizaine d’années. J’étais, à l’époque, bien loin de savoir que mon intérêt naissant se transformerait en une véritable passion qui orienterait une bonne partie de ma vie et mènerait mes pas jusqu’à Ankara.
Un désir qui s’ignore
Puis, par les hasards de la vie, ou les méandres d’un désir qui s’ignorait encore, je commençai à apprendre le turc en cours du soir. Au début, il s’agissait de simples mots ou de phrases très courtes que je n’arrivais pas à comprendre. Mais progressivement, à mesure que mon cerveau emmagasinait des notions de grammaire, mon oreille s’affinait et je commençais à distinguer certains mots dans l’amas de sons indifférenciés des conversations, des films ou des vidéos. Je voulais apprendre le turc mais la raison de ce vouloir m’était et m’est toujours opaque. Ici, j’ouvrirai une parenthèse pour dire que l’apprentissage d’une langue étrangère aussi différente que l’est le turc pour nous est réellement une question de vouloir et de passion. Bien sûr, il y a la langue maternelle, qu’on ne choisit pas, puis les langues qu’on apprend par obligation à l’école, pour le travail ou parce que l’on vit dans un certain milieu social et culturel. Il y a enfin la (les) langue(s) qu’on choisit d’apprendre par intérêt personnel, par passion, parce qu’on la(les) veut.
Et où va-t-on quand on veut apprendre le turc à Bruxelles ? Eh bien, ça tombe sous le sens, on fréquente la communauté turque de la capitale, ses centres culturels, ses restaurants, ses associations…
Pourquoi ne pourrait-on pas apprendre le turc ?
C’est également ce que je fis, au risque de susciter la défiance de certains qui ne comprenaient pas que l’on désire apprendre leur langue et qui soupçonnaient sous ce désir un agenda caché. Pour moi, la langue turque est et a toujours été au moins aussi respectable et belle que n’importe quelle autre langue de la terre et je me suis toujours étonné de cette méfiance ou de cet étonnement quant au fait qu’un « étranger » veuille l’apprendre. On apprend bien l’italien, l’espagnol, le portugais, le chinois…pourquoi ne pourrait-on pas apprendre le turc et pourquoi ce désir devrait-il susciter l’étonnement ou la défiance? Est-ce à dire que les Turcs n’ont pas confiance dans la qualité et la beauté de leur langue qu’ils la jugent indigne d’être apprise?
Ici, je rapporterai une petite anecdote qui m’est arrivée des années plus tard quand j’enseignais à Hacettepe. Un moment, j’ai pensé faire une licence spéciale en turcologie et j’ai fréquenté le département de langue et littérature turque de notre université. Plus tard, il m’est revenu que le chef du département de turcologie déclarait à mes collègues qu’il me soupçonnait quant à mes intentions réelles.
Les premières années de mon apprentissage, je lisais énormément, plus en turc qu’en français… tout ce qui me tombait sous la main, journaux, romans, nouvelles, tout était bon pourvu que cela me fasse progresser. Je me souviens de ma satisfaction et de mon émerveillement quand je suis arrivé à lire certains chapitres de « Mon nom est rouge », notamment le chapitre où l’on narre le retour du héros principal à Istanbul après des années d’exil et la description du jardin enneigé de Seküre, sa bien-aimée.
Je me souviens également que le fait de nommer familièrement des inconnus (abla, agabey, teyze…grande sœur grand frère, tante) comme on le fait en turc m’avait particulièrement plu. Je trouvais sans doute là les traces d’une chaleur humaine absente du registre linguistique de ma culture d’origine.
De grands conquérants
Parallèlement à cet intérêt pour la langue, je lisais également énormément d’ouvrages sur l’histoire turque, dont notamment l’ouvrage de référence de Jean-Paul Roux « L’histoire des Turcs ». Je crois que l’un des aspects du turc qui me plaisait et me plaît encore est son origine très lointaine. Une langue d’Asie centrale descendue sur la méditerranée, je trouvais cela très intéressant, d’autant plus quand cette langue est encore parlée, dans ses différentes versions, sur une aire géographique très importante à travers toute l’Eurasie. Bien sûr, le fait que les Turcs aient été, au cours de l’histoire, de grands conquérants et de grands guerriers, ajoutait également sa touche de romantisme impétueux à ma passion linguistique. Fantasme, quand tu nous tiens…
J’ai d’ailleurs fait des tentatives non-abouties pour apprendre d’autres langues turques car je pense que la connaissance de ces autres « dialectes » approfondit la connaissance du turc parlé en Turquie.
Une langue proche de la nature
Ce point de vue est sans doute très personnel, mais je considère que la langue turque, riche en onomatopées, n’est jamais aussi puissante et évocatrice que quand elle parle de la nature, des éléments, de la terre, des plantes, du vent…peut-être parce qu’elle porte en elle les traces d’une époque où les hommes vivaient et nomadisaient sous l’immensité ouverte du ciel.
Ainsi, quand j’habitais à Ankara, j’aimais discuter avec les gens des villages environnants. Rien ne me plaisait autant que les discussions simples dans les çay ocagi (sorte de café où l’on sert du thé) avec les anciens, discussions au cours desquelles, je pouvais, à côté de mon thé, goûter aux saveurs d’un turc authentique. J’aimais apprendre les noms des arbres, des plantes, des fruits, des lieux, des paysages, des éléments naturels… Je le confesse, c’est un intérêt assez singulier, peut-être un orientalisme caché qui se distinguerait radicalement de l’orientalisme classique tel qu’exprimé dans les rêveries occidentales classiques alimentées par tous les clichés autour d’Istanbul par exemple.
Avec le temps et 12 ans de vie en Turquie, mon approche de la langue est bien sûr moins romantique, elle s’est dépouillée d’un bon nombre de fantasmes mais n’a en rien perdu de sa force. On appelle ça grandir sans doute, ou devenir adulte…
Pour terminer cet article, qui je l’espère ne vous a pas trop ennuyé, je désire remercier tous ceux et celles –ils/elles se reconnaîtront – qui m’ont accompagné au cours de mon voyage dans et avec la langue turque.
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