Si loin, si proche…
Nederlandse versie van dit artikel: Zo ver weg, zo dichtbij…
“…Après douze ans de vie en Turquie, j’avoue me sentir étranger dans mon propre pays et mieux comprendre les tiraillements identitaires des Turcs de Belgique (ou faut-il dire des Belges d’origine turque). En toute sincérité, j’affirme que La Turquie est un pays qui, de par son histoire, sa géographie, sa culture est d’une beauté inégalée….et pourtant, nous sommes ici encore, dans la grisaille de cet automne bruxellois dominé par la covid. Pourquoi ?… Avez-vous la réponse?”
Je me souviens. C’était il y a trente ans, fin des années quatre-vingt, début des nonante. A l’époque, on parlait beaucoup de la chute du mur de Berlin et de la nouvelle ère de réconciliation dans laquelle nous allions entrer après l’effondrement du bloc communiste. Deux films du réalisateur allemand Wim Wenders avaient fait parler d’eux, l’un les Ailes du Désir, l’autre, qui en constituait la suite, Si loin, si proche, ou dans sa version anglaise Faraway, so close. Je ne m’étendrai pas sur l’histoire, mais il s’agissait d’anges, qui par amour pour de simples mortels, abandonnaient leurs statuts célestes pour devenir mortels et se mêler à la vie quotidienne.
Maintenant que l’on me demande de partager avec mes lecteurs mon expérience de vie en Turquie, étrangement ce n’est ni la langue turque, ni le français qui me viennent à l’esprit mais bien ce titre en anglais, dont l’énoncé paradoxal traduit le plus adéquatement mon ressenti vis-à-vis de la Turquie. Est-ce là le signe de la domination culturelle que nous subissons tous, Turcs ou Belges, à l’échelle planétaire ou est-ce dû au manque de concision du français qui dit tout de manière détournée et par périphrases ? Mais qu’importe après tout…. Si loin, si proche, Faraway, so close…Je pense que le titre fut traduit en Uzak ama yakin encore que ne kadar uzak o kadar yakin m’eût semblé plus approprié…
Ce sentiment de distance par rapport à ce qui nous est le plus proche, de proximité avec un lointain, un ailleurs vécu ou fantasmé est un des thèmes récurrents de la littérature et de la poésie. D’ailleurs, en tapotant sur internet, il ne m’a pas fallu longtemps pour tomber sur ces vers de Nazim Hikmet : Ne kadar kötüdür sana an kadar yakın, bir asır kadar uzak …
Les termes exprimant ce sentiment d’exil, de proximité avec ce qui est au loin et de distance avec ce qui est proche existent dans la plupart des langues. En français, ce sera nostalgie, c’est-à-dire étymologiquement douleur du retour, en turc sıla….c’est également ce sentiment de manque de la terre natale qui donna naissance au fado, le chant mélancolique portugais exprimant la nostalgie des marins partis de longs mois en mer…
Alors donc, Turquie, si lointaine et si proche, si familière et pourtant si différente… Je crois que c’est là le paradoxe dans lequel se concentre mon expérience de vie en Turquie, à Ankara plus précisément, où j’eus la chance d’enseigner dans le département de français de l’Université Hacettepe.
Quant à la Turquie, mon sentiment est qu’elle est trop méconnue, ou plus exactement que la Belgique (l’Europe) et la Turquie sont deux mondes qui se connaissent très peu, qui, au mieux s’ignorent et qui souvent malheureusement s’opposent. Cela, je l’ai constaté même dans mon lieu de travail qui pourtant, par définition, se doit d’être ouvert à la culture occidentale… Réciproquement, ces dernières années, la Turquie souffre d’une image très négative qui empêche les contacts et la connaissance de la vraie situation du pays…Ainsi, quand, à mes retours en Belgique, je disais travailler en Turquie, les gens semblaient inquiets pour moi et me posaient des questions étonnantes comme : « est-ce que ça va là-bas ? tu n’as pas de problèmes ?… » Non, merci pour moi, tout va bien. Comment leur expliquer que là-bas, pour la plupart des gens, la vie suivait son cours normal, que dans les rues de mon quartier, les femmes circulaient librement sans voiles, que les jeunes étaient attablés dans les cafés, qu’ils vaquaient à leurs occupations quotidiennes, travaillaient, étudiaient, faisaient du sport… Non, même si tout n’est pas rose, La Turquie n’est pas cet enfer dictatorial que les média occidentaux essaient de nous vendre.
Réciproquement, j’ignore dans quelle mesure l’Europe et l’Occident sont encore ces puissances impérialistes telles que les présentent certaines idéologies en Turquie… Personnellement, je pense que l’ignorance que nous avons les uns des autres profitent à ceux qui veulent nous séparer, gageant que notre opposition renforcera leur pouvoir. Selon moi, tous les hommes, quelles que soit la culture à laquelle ils appartiennent, sont confrontés aux mêmes grandes problématiques : gagner leur vie, les questions de l’origine, de la filiation, de la mort et de l’au-delà. Ce qui diffère, ce sont les réponses que les cultures apportent à ces interrogations fondamentales et rien n’est plus enrichissant selon moi, que de découvrir une réponse nouvelle, inédite dans sa culture d’origine à ces problématiques communes de l’humanité… Proche donc quant aux questions posées, différente quant aux réponses proposées.
Franchement, et je ne dis pas cela pour plaire à mes amis turcs, mais moi, personnellement, si j’étais né en Turquie, jamais je ne serais venu vivre en Belgique. D’abord la lumière, l’espace, la géographie même, tout possède une énergie différente, une vibration à laquelle nos cieux pluvieux sont étrangers. Franchement, que la Belgique semble fade et étriquée par rapport aux vastes espaces inondés de lumière de l’Anatolie. A cette énergie conférée par la géographie correspond en Turquie une chaleur humaine, une conception de l’amitié, du partage que j’ai beaucoup de peine à retrouver ici. Alors qu’en Belgique, la moindre démarche est encadrée par des règles, en Turquie, c’est l’improvisation…Pour un problème de voiture, on va le jour même au sanayi (sorte de zoning où l’on répare, entre autres, les voitures), alors qu’en Belgique il nous faut prendre rendez-vous des semaines à l’avance. Pour chaque problème dans la maison, on trouve toujours un usta (artisan), muslukçu (robinetier), un tesisatçı (plombier)… D’un certain côté, la vie en Turquie est plus facile et si vous me permettez l’expression « on se prend moins la tête » pour des problèmes quotidiens….Il y a comme une sorte de fatalisme optimiste (« aman abi bos ver, hallederiz» “laisse-tomber, on s’en occupera”) et de bon aloi, comme si les gens étaient persuadés qu’ils arriveraient ensemble à régler tous les problèmes et que même si on ne les réglait pas, on se retrouverait au bon du compte tous ensemble et que la vie continuerait d’une manière ou d’une autre…. Par rapport à la pandémie de covid, un de mes amis du département de sport de Hacettepe me disait combien la culture familiale turque était une arme efficace avec son attention particulière accordée à la propreté domestique, avec également la solidarité avec les générations précédentes.
Bien sûr, on opposera à mon enthousiasme, les réalités économiques. Les salaires gagnés par la plupart des Turcs leur permettent à peine de vivre et en tout cas pas ou plus de voyager à l’étranger. En Turquie également, le poids de la hiérarchie se fait, selon moi, davantage sentir qu’en Belgique. Ainsi, dans les émissions de débats politiques, si vous n’êtes pas professeur docteur, vous n’aurez pas voix au chapitre. De même, ainsi que le révélaient non sans humour et ironie mes amis turcs eux-mêmes, un Turc ne dira jamais qu’il ne sait pas, il sera expert dans tous les domaines et pour toutes les questions. Je dois dire que l’accent mis sur la hiérarchie m’a souvent pesé au cours des douze années que j’ai passées à Ankara. N’est-on pas digne de respect indépendamment de ses titres ou de sa position sociale ? D’après moi et ce que j’ai pu observer, en Turquie, celui qui possède la force l’exerce avec moins de retenue que dans nos pays occidentaux. Cela est vrai également dans le trafic où il ne fait pas bon être un piéton ou un cycliste. Mais peut-être que les rapports de force sont les mêmes chez nous ici et que l’Occident est simplement plus hypocrite…
Si lointaine et si proche…après douze ans de vie en Turquie, j’avoue me sentir étranger dans mon propre pays et mieux comprendre les tiraillements identitaires des Turcs de Belgique (ou faut-il dire des Belges d’origine turque). En toute sincérité, j’affirme que La Turquie est un pays qui, de par son histoire, sa géographie, sa culture est d’une beauté inégalée….et pourtant, nous sommes ici encore, dans la grisaille de cet automne bruxellois dominé par la covid. Pourquoi ?…. Avez-vous la réponse ?
0 Comments